Dolls of the Bronze Age
Plus que géographique, la faille culturelle se fait également sentir de par les deux décennies pratiquement remplies séparant les créations toujours respectives de Girl (1993) et de Bronze (2011). Vingt ans pendant lesquels le skateboard s'est nourri d'influences et a progressé, explorant des directions différentes, et générant tout autant de styles uniques au fil des générations le découvrant à un moment donné de sa mutation perpétuelle, pour finalement l'alimenter à leur tour.
Dans les deux cas, pourtant, il s'agit de deux entreprises de même nature : deux initiatives de skateurs purs, carburant à la passion, au dévouement et au sacrifice allant dans le sens de la documentation des talents d'une scène locale, poussée à fond histoire de gratter une page du bouquin, dans laquelle apposer son tag.
Deux salles, deux ambiances : les deux vidéos vous précipiteront droit dans l'oeil d'un cyclone débouchant ici ou là, dans deux univers complètement différents, aux couleurs qui contrastent. Fidèles à eux-mêmes (ou en tout cas, à eux-mêmes d'il y a vingt ans), les gars de chez Girl (oui, oui) jouent la carte de la camaraderie à un point tel qu'on s'interroge quant à l'influence de l'idéologie communiste sur leur règlement intérieur. Toujours soucieux de perpétuer leur image de joyeux lurons (mais propres et appliqués, quand même) qui rigolent entre deux pirouettes difficiles, la production est raffinée, ponctuée de B-sides rigolos et de séquences court-métrage signées Colin Read (le successeur de Spike Jonze le plus digne du monde), le tout au fil d'un montage au point et d'une musique en rythme au service d'un produit fini, poli et peut-être même un peu trop pour être honnête - tout ça transpire quand même un peu le plastique (et c'est à peine une métaphore).
A l'opposé du spectre américain, Bronze s'en balèk' : "It's Time", c'est l'heure de s'en foutre, visiblement sauf que pas tant que ça au fond, en fait. Ca streete New York, ça magouille quelques blagounettes, cornes de brume et autres private jokes en rapport aux exagérations de l'industrie du skate mainstream au montage, mais ça s'est tout de même exporté jusqu'en Europe ; fascinante que la réalisation que des gosses de Brooklyn puissent rêver d'un Dôme refait à neuf de la même manière que les jeunes Européens grandissent avec cinquante étoiles dans les yeux, avec pour seul dénominateur commun le fait de s'être un jour retrouvé perdu au sein sombre d'un dédale infini généré par l'économiseur d'écran Windows 3.11, résigné et profitant de cette minute de perdition imposée pour contempler le sens de la vie, explorer son âme et rêver d'ailleurs. D'un monde de couleurs, de reliefs et de trottoirs différents - autant de repères davantage attractifs (et tangibles) qu'un Disneyland en plastique toc et ce, peu importe la côte (même si les surfaces sentent davantage le tétanos sur l'une que sur l'autre), de la même manière que pour beaucoup de touristes non avertis, Paris et Barcelone, finalement c'est un peu la même chose...
En tout cas, dans les deux camps, le skate est efficace (on est en 2018, après tout), chacun dans son style, même si nombreux fans de Girl de la première heure déplorent l'absence au tableau des pionniers fondateurs de la marque (on est en 2018, après tout), icônes du style en leur temps. Les amateurs sont à l'honneur de "Doll" : Niels Bennett et Griffin Gass volent la vedette et, évitant péniblement les sauts dans tous les sens d'Andrew Brophy et de Sean Malto, les cascades de Simon Bannerot et Tyler Pacheco côtoient les caméos de Mike Carroll ou d'un Rick Howard visiblement nostalgique de l'époque "Mouse" (1996). Le culte de la performance moderne l'emporte quand même sur l'esthétique originale de la marque, pourtant cultivée par l'allure du contenant, mais moins par le contenu ; la difficulté de se renouveler au fil des générations tout en conservant une cohérence identitaire dans le temps se fait sentir. Le parfum de l'innocence et de la fougue des débuts s'est éventé depuis longtemps (avec la trentaine des anciens), mais le skate demeure impossible, crédibilité et compétitivité oblige. Le style est plus générique que l'habillage de la vidéo - bigaré, lui - mais devant le défilé de révolutions physiques documentées et présentées tout récemment dans les nouvelles vidéos Foundation "Souvenir" ou Element "Peace" (beau temps pour les dinosaures, on se croirait presque sur eMule en 2004 et on ne va pas s'en plaindre), question intérêt général, "Doll" n'a pas à pâlir.
Et Bronze fait (coule ?) du Bronze, vingt-deux ans après "Mouse", six ans après "56K", aux antipodes de l'Oncle Sam et parfois ailleurs, donc. Certains craignaient une redondance dans la présentation, mais finalement le montage s'avère rafraîchissant et divertissant tout en restant imprégné de l'univers peut-être un poil dérangé de Peter Sidlauskas (et de tous ceux qui ont pompé). Et là par contre, les OG's répondent présent (probablement parce qu'encore jeunes, et pas à la tête d'un empire commercial) : Billy McFeely, Shawn Powers, Mark Humienik côtoient Josh Wilson, Dick Rizzo, Jacopo Carozzi, Nick Ferro et le chouchou de DC Shoes adepte de cosplay vintage, John Shanahan. C'est plus trash, plus sale, plus vrai (à moins de faire du skatepark tous les jours). Certaines des caméras utilisées sont probablement plus vieilles que certains d'entre vous, davantage contemporains de la vidéo Circa.
Avant de s'enfoncer (encore et toujours) plus loin dans un sacasme teinté d'Eurocentrisme, concluons sur la révélation que les deux vidéos, les deux entreprises sont comme deux chérubins artisanaux conçus par des passionnés, certes de générations ou de langage stylistique différents, mais mûs par la même énergie, ainsi que la perspective de sa transmission. C'est très probablement ce qui fait qu'en tant que skateur, on ne souhaiterait voir partir ni Girl, ni Bronze, et c'est en quête de cette exacte énergie que vous finirez probablement par mater les deux clips, au grand dam de votre provenance, âge, parcours et goût - pour la culture !