PREMIERE / "Brothers" / Nino Jurlina / INTERVIEW
Ph.: Nino Jurlina
Nino Jurlina : Nino Jurlina. Vingt-sept ans. Ingénieur en génie civil, mais seulement sur le papier. Je viens de Benčinići, un petit village près de Rijeka en Croatie.
Mon grand frère Marin et moi avons commencé le skate il y a dix-sept ans, après avoir joué à Tony Hawk's Pro Skater 2. On a fini le jeu avec Rodney Mullen comme personnage et quand on a vu la vidéo de skate décernée en récompense, ça a influencé toute notre approche du skate, et nous a donné un genre d'avant-goût de ce que pouvait être la liberté.
Ma vision a été forgée par beaucoup de flat, de pseudo-inventions de tricks, de vidéos de skate de la bonne époque et de motivation de la part de mon frère, qui m'a toujours soutenu.
Nino Jurlina, backside smith grind. Ph.: Hrvoje Skočić
On était cinq à skater tous les jours, toute la journée, sans connaître la différence entre un boardslide et un lipslide, à filmer des lignes sans fin sur des caméras à papa, bien isolés de toute influence possible en provenance d'un monde du skate autre que l'image qu'on s'en faisait.
Aujourd'hui encore, ce sont mes souvenirs de skate préférés. Tout était si simple. Shout outs à Modry, Pino et Luša.
LSM : Ces initiatives que de passer de l'autre côté de la caméra ou encore de lancer ta propre marque (Simple Skateboards), comment se sont-elles présentées ? Est-ce que ça t'a toujours tenu à coeur d'avoir de quoi exprimer ta vision du skateboard ? Essaies-tu de véhiculer un quelconque message à travers ces entreprises ?
Nino : Et bien en ce qui concerne le filming, je pense que le skate, la musique et la vidéo forment une genre de trinité qui ne devrait pas être étrangère à quiconque lisant ces lignes, n'est-ce pas ? [rires]
Et en ce qui concerne Simple Skateboards, l'idée m'est venue pour deux raisons.
"J'ai lancé Simple Skateboards comme un rappel à une époque où le skate avait plus d'âme"
De fil en aiguille, j'en suis arrivé à cette période de ma vie ou j'ai appris la différence entre boardslide et lipslide et ou j'ai fait le tri dans mes idôles de jeunesse, et c'était juste à ce moment-là que le skate, en parallèle, était en train de changer : il s'industrialisait beaucoup plus, et se transformait en quelque chose de plus négatif qui a consumé l'image innocente et naïve que j'en avais. Je ne m'y retrouvais plus vraiment.
J'ai ressenti (et ressens toujours) comme si le skate perdait son indépendance, alors que c'était justement ce côté marginal qui m'attirait jusque lors.
Donc en 2016, j'ai lancé Simple Skateboards comme un rappel à une époque où le skate avait plus d'âme, et moins à vendre en termes de modes et de chaussures de sport.
Le skate était quelque chose de plus éducatif ou en tout cas, informatif, il n y a qu'à voir ce qui se faisait avec 411VM et ON Video par exemple ; des images intemporelles dont l'existence est pourtant condamnée à être ignorée des kids actuels...
Je pense qu'en tant que skateur, on se doit de ne jamais oublier ce patrimoine de valeur ; il s'agit plus ou moins de la culture générale du skate, en quelque sorte.
Et ma deuxième raison, davantage subconsciente peut-être, pour ce qui est de Simple, c'est que j'essaie sûrement de rendre à mon frère tout ce qu'il m'a apporté, pendant toutes ces années ; merci, frère.
Marin Jurlina. Ph.: Mihael Šandro
LSM : Quel était ton but avec cette nouvelle full-length de ton cru, "Brothers" ? Pendant longtemps, les vidéos et projets indépendants émergeant d'Europe de l'Est se faisaient rares, mais ces dernières années la scène croate (entre autres) s'est bien positionnée sur la carte, notamment grâce au travail de Nikola Racan sur le Vladimir Film Festival et sa vidéo indé "Solsticij", deux projets qui ont rendu la scène locale, sa culture et son histoire très apparente. Avais-tu une quelconque idée en tête avec le choix des skateurs dans "Brothers", voulais-tu favoriser certaines têtes, certains styles en particulier, mettre en avant certains locaux ? Pourrais-tu nous en présenter les principaux protagonistes, tels que Zoe Miloš (à l'excellente première part), Mario Fanuko et toute la troupe ?
Nino : "Solsticij" de Nikola Racan ainsi que son Vladimir Film Festival ont clairement contribué à l'explosion de la scène croate sur le radar mondial. C'est un évènement de skate incroyablement positif, mené de main de maître par de vrais passionnés.
"Tu ne peux pas filmer une part tout seul. Tu ne veux pas, non plus, d'ailleurs."
Mon but avec "Brothers" était de créer une capsule temporelle façonnée par ma vision ; capturer un fragment d'existence commune entre plusieurs skateurs partageant un train de vie et des valeurs similaires.
L'histoire de la connexion entre Rijeka et le reste de l'Istrie est longue - on parle des années quatre vingt-dix - donc la sélection des skateurs s'est un peu imposée toute seule, naturellement puisqu'on skate tous ensemble et que tout s'enclenche spontanément, et toujours dans le contexte d'une certaine direction ou d'un certain concept qu'il est possible d'appréhender, de diriger.
Nikola Racan. Ph.: Hrvoje Skočić
Le choix d'une part partagée entre Krunoslav Dundović et Dino Šertović, par exemple, allait de soi ; on se connait tous les trois depuis des années et, bien qu'ils habitent de l'autre côté de la province et qu'on skate rarement ensemble, ils ont une approche du skate et un charisme que j'apprécie et respecte beaucoup, tous deux. Donc pour moi, c'était logique que de les regrouper.
Je ne suis pas spécialement fan de ces règles officieuses qui sont pourtant monnaie courante dans les vidéos de skate : la meilleure part à la fin, la deuxième meilleur ou le petit jeune au début, les hammers en dernier... Là, si Zoe Miloš a eu la première part, c'est purement du à sa créativité, son individualisme et son style en skate, il introduisait très bien le concept de la vidéo du fait de tout un tas de facteurs (son âge, son spot...).
Mihael Šandro & Dagor Jugovac. Ph.: Nino Jurlina
Il n'a jamais eu aucune idée d'à quel point la place de sa part dans la vidéo serait cruciale, c'est un peu la colonne vertébrale du film. D'ailleurs, en parlant de dos : Mario Fanuko a une part de trois minutes dans "Brothers" qu'il a filmé après des années de rééducation suite à une chute dramatique de plusieurs étages qui a manqué de le laisser tétraplégique, ça apporte aussi une énergie supplémentaire dingue à la vidéo que de savoir ça, tout en rappelant au monde pourquoi on skate : pour s'amuser.
LSM : Quel est le concept fil conducteur de la vidéo ? Le film est très poétique, des choix en termes de réalisation technique à l'esthétique générale et puis le titre, aussi ; ton frère et toi vous partagez la fin de la vidéo (tu as d'ailleurs un paquet de footage technique dans tous les styles), on ressent un certain accent sur le côté humain du skate, avec la planche comme dénominateur commun entre les individus. Mais peut-être qu'en fait, tu voulais juste filmer des wheelings sur des plans inclinés croates ?
Nino : Le titre "Brothers" vient de l'idée que tous les skateurs sont frères (de mères différentes, souvent, s'entend) ; quand bien même ils sont en désaccord sur un sujet quelconque, ils skatent, et puis ça suffit. Tu ne peux pas filmer une part tout seul. Tu ne veux pas, non plus, d'ailleurs.
"Cette vidéo est une métaphore du temps, de la cyclicité et de notre conscience de cet état de fait"
Avant même de commencer à filmer, j'avais tracé tout le concept sur papier et j'avais une idée très claire de ce que je voulais présenter avec cette vidéo. La seule chose qui comptait davantage que ce concept, pour moi, était de représenter fidèlement la personnalité et le style des skateurs intégrés au projet, en focalisant sur ces petits détails qui les rendent uniques, qui rendent chacun unique.
A un moment, j'ai même dit aux gars que leurs tricks seraient plutôt au second plan du montage de la vidéo, ce qui - recul pris - est plutôt absurde quand on se trouve justement dans la logique d'essayer de motiver les mêmes gars à filmer du skate mais malgré tout, je n'ai reçu que du soutien de leur part, j'ai ressenti leur confiance aussi ; du coup, c'était un pur plaisir que de skater et filmer avec chacun d'entre eux. L'humain avant les tricks !
Marin Srzentić, Zoe Miloš, Nino Jurlina, Marino Valenić, Filip Selihar. Ph.: Hrvoje Skočić
Cette vidéo est une métaphore du temps, de la cyclicité et de notre conscience de cet état de fait ; un moment donné de l'existence, partagé et fragmenté en segments correspondant à certains stades de la journée, de la vie... Par exemple, les parts de Zoe et de Marin : première et dernière part, respectivement, filmées au zoom sur un seul spot, en noir et blanc, représentant ainsi le matin / la naissance / l'enfance, le stade de la vie auquel on est principalement confiné à un endroit, pour l'instant sans accès aux perspectives qui forgeront notre épanouissement adulte. Mais la part de Marin est teintée d'une dimension supplémentaire, renvoyant au soir, à l'âge, à la mort. Malheureusement, Marin a également de gros soucis de dos et ne peut pas skater autant qu'il le souhaiterait, ce qui a inspiré le thème principal de la vidéo : le vieillissement.
Elvis Butković, Raul Zgomba, Nino Jurlina. Ph.: Hrvoje Skočić
Tout le reste, je le laisse libre à l'interprétation des spectateurs.
LSM : Très bien Nino ! On termine sur tes futurs projets, quid de ton avenir, de tes perspectives avec Simple ? Des remerciements, peut-etre ?
Nino : J'espère vraiment qu'en 2019, le monde aura la chance de voir la nouvelle full-length croate que l'un des protagonistes de "Brothers" concocte depuis un petit bail maintenant, mais je ne veux pas trop en dire.
J'aurais peut-être une petite part dans ledit projet, avant d'embrayer éventuellement sur "Brothers 2", mais c'est encore bien tôt pour se prononcer sur quoique ce soit.
Raul Zgomba. Ph.: Hrvoje Skočić
Je voudrais remercier tous ceux qui m'ont aidé, de près ou de loin, devant ou derrière l'objectif, dans l'aventure de cette vidéo, et tous ceux qui soutiennent un skate sain.
Merci Aymeric pour les retours sur la vidéo et pour cet article.
Remerciements spéciaux à Mihael Šandro.
Shout out to all skaters!
Ph.: Hrvoje Skočić